Les enjeux juridiques du pouvoir technologique : « L’heure des prédateurs » de Giuliano da Empoli
- didiersupplisson
- 22 avr.
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Par Didier Supplisson
Revue juridique des politiques publiques n°1, 2025
Introduction
L'entretien accordé par Giuliano da Empoli au journal Le Monde à l'occasion de la parution de son ouvrage "L'Heure des prédateurs" soulève de nombreuses problématiques juridiques fondamentales concernant l'emprise des acteurs technologiques sur le pouvoir politique et l'ordre juridique contemporain. Écrivain italo-suisse, ancien conseiller politique de Matteo Renzi et observateur attentif des mutations politiques contemporaines, da Empoli livre une analyse qui, au-delà de sa dimension politique, interroge frontalement le droit et ses capacités à réguler ce qu'il nomme "l'heure des prédateurs".
La présente analyse propose d'examiner les implications juridiques des thèses développées par da Empoli concernant l'alliance entre les "prédateurs politiques" et les "seigneurs de la tech". Nous nous attacherons à en dégager les problématiques juridiques sous-jacentes, à en identifier les enjeux pour notre ordre juridique et à esquisser des pistes de solutions juridiques face à ce que l'auteur décrit comme un bouleversement majeur des équilibres démocratiques.
1. Contexte juridique : la déréglementation progressive du secteur numérique
A. L'émergence d'un cadre juridique lacunaire
L'entretien de Giuliano da Empoli permet de retracer l'évolution du cadre juridique ayant conduit à la situation actuelle. Il situe précisément le tournant décisif en 1996, lorsque "l'administration Clinton décide d'exonérer les sites Internet de toute responsabilité quant au contenu qu'ils publient". Cette référence renvoie à l'adoption par le Congrès américain du Communications Decency Act et particulièrement de sa section 230, qui a effectivement posé le principe d'irresponsabilité des hébergeurs pour les contenus publiés par les tiers sur leurs plateformes.
Cette exemption de responsabilité, initialement conçue pour protéger une industrie naissante, est devenue la pierre angulaire d'un régime juridique d'exception qui a permis l'émergence d'acteurs économiques d'une puissance sans précédent. En droit européen, cette approche a trouvé un écho dans la directive 2000/31/CE sur le commerce électronique, qui a établi un régime de responsabilité limitée pour les prestataires intermédiaires, consolidant ainsi une forme d'immunité juridique des plateformes numériques.
B. Le développement parallèle des technologies de pouvoir
Dans ce contexte juridique permissif s'est développé ce que da Empoli qualifie de "projets Manhattan" contemporains : des programmes de recherche sur l'intelligence artificielle "ayant un potentiel de transformation comparable à l'invention de la bombe atomique", mais qui, contrairement au projet Manhattan original, "se déroulent au sein d'entreprises privées [...] sans aucune forme de supervision publique".
Cette situation révèle une lacune majeure dans notre ordre juridique : l'absence de cadre réglementaire adapté à des technologies dont la puissance transformative est comparable à celle d'armes de destruction massive. Là où le droit international et les législations nationales ont progressivement encadré les armes nucléaires, biologiques et chimiques, les technologies algorithmiques et d'intelligence artificielle se sont développées dans un vide juridique relatif, sans que le droit n'ait véritablement pris la mesure de Ieur capacité d'influence et de disruption sociale.
C. L'inadéquation des catégories juridiques traditionnelles
Les propos de da Empoli soulignent également l'inadéquation des catégories juridiques traditionnelles face aux nouveaux pouvoirs technologiques. Les notions classiques de souveraineté étatique, de séparation des pouvoirs ou de hiérarchie des normes se trouvent profondément bouleversées par l'émergence d'acteurs transnationaux disposant de capacités d'influence supérieures à celles de nombreux États.
Le cadre juridique actuel, encore largement structuré autour du modèle westphalien de l'État-nation, peine à appréhender ces nouveaux rapports de force. Les tentatives de régulation nationales se heurtent systématiquement à la mobilité et à la transnationalité des acteurs technologiques, tandis que le droit international, fondé sur le consentement des États, peine à établir des normes contraignantes face à des entités privées qui échappent largement à sa juridiction.
Il. Problématiques juridiques soulevées par "l'heure des prédateurs"
A. La privatisation des infrastructures essentielles et ses implications constitutionnelles
L'un des aspects les plus préoccupants soulevés par da Empoli concerne ce qu'il qualifie, en référence à Curzio Malaparte, de "dimension technique" du pouvoir. Selon cette analyse, "la clé du pouvoir [...] ce n'est pas l'organisation bureaucratique et politique — le Parlement et les ministères —, mais l'organisation technique et les infrastructures".
Cette observation soulève une problématique juridique fondamentale : le contrôle des infrastructures numériques essentielles par des acteurs privés constitue-t-il une forme de privatisation des fonctions régaliennes incompatible avec les principes constitutionnels démocratiques ? La jurisprudence constitutionnelle, tant en France qu'aux États-Unis ou en Allemagne, a traditionnellement encadré la délégation de prérogatives de puissance publique à des entités privées, exigeant notamment des garanties de contrôle public et de continuité du service.
Or, comme le souligne da Empoli, les infrastructures numériques contemporaines échappent largement à ce contrôle, créant une situation où "le pouvoir des entreprises de la tech [...] a fini par dépasser celui des États". Cette situation interroge directement la notion de souveraineté et la capacité des institutions démocratiques à garantir l'État de droit lorsque les infrastructures essentielles à son fonctionnement échappent à leur contrôle.
B. L'algorithme comme source normative concurrente
L'entretien met également en lumière le rôle normatif qu'ont progressivement acquis les algorithmes. Da Empoli souligne que "les plateformes se présentent comme une vitrine transparente sur le monde, mais il s'agit de miroirs de foire qui déforment la réalité : ils l'adaptent aux attentes et aux préjugés de chacun de leurs usagers".
Cette observation soulève la problématique juridique de l'émergence d'une source normative concurrente aux sources traditionnelles du droit. Les algorithmes qui régissent les plateformes numériques ne sont pas de simples outils techniques: ils établissent des règles qui influencent profondément les comportements sociaux, politiques et économiques. Ils déterminent quelles informations sont visibles, quels échanges sont possibles, quelles transactions sont facilitées.
La théorie du droit est ainsi confrontée à un phénomène inédit : l'émergence d'un système normatif algorithmique qui concurrence directement les systèmes juridiques étatiques. Ce système présente plusieurs caractéristiques problématiques au regard des principes juridiques fondamentaux:
Il est opaque, contrairement au principe de publicité des normes juridiques
Il est élaboré sans procédure démocratique, contrairement aux exigences constitutionnelles
Il échappe largement au contrôle juridictionnel, contrairement au principe de l'État de droit
C. La transformation de la conception juridique de la personne humaine
Les propos de da Empoli sur l'intelligence artificielle soulèvent également des questions juridiques fondamentales concernant la conception de la personne humaine dans notre ordre juridique. L'auteur affirme que "le grand partage de la politique se joue de plus en plus entre l'humain et la machine" et pose la question cruciale : "Quelle est la part du fonctionnement de nos sociétés qui peut être déléguée aux algorithmes et à quelles conditions ?"
Cette interrogation renvoie à une problématique juridique profonde : notre droit, construit autour de la notion de personne humaine douée de raison et de libre arbitre, est-il adapté à un monde où les décisions sont de plus en plus déléguées à des systèmes automatisés ? La conception juridique de la personne responsable, capable de discernement et sujet de droits, se trouve mise à l'épreuve par le développement de systèmes algorithmiques qui peuvent influencer, orienter, voire déterminer les comportements humains.
La référence de da Empoli à Kafka est particulièrement éclairante à cet égard : "Dans Le Procès, personne ne comprend ce qui se passe — ni l'accusé ni même les juges —, et pourtant les événements suivent leur cours inexorable." Cette analogie illustre parfaitement la problématique juridique posée par des systèmes algorithmiques opaques qui prennent des décisions affectant les individus sans que ceux-ci, ni même les institutions censées les protéger, ne puissent en comprendre les mécanismes.
III. Enjeux juridiques de la régulation du pouvoir technologique
A. La préservation de la souveraineté démocratique face aux pouvoirs privés
L'un des enjeux majeurs identifiables dans l'analyse de da Empoli concerne la préservation de la souveraineté démocratique face à la puissance des acteurs technologiques. L'auteur souligne que "la démocratie consiste à vouloir donner à une communauté la maîtrise de son destin. Si cette perspective échoue, la démocratie cesse d'avoir un sens".
Cette observation soulève l'enjeu fondamental du maintien des conditions de possibilité d'un ordre juridique démocratique. La théorie constitutionnelle distingue traditionnellement le pouvoir constituant (la capacité d'une communauté politique à déterminer ses règles fondamentales) du pouvoir constitué (l'exercice du pouvoir dans le cadre de ces règles). Or, l'analyse de da Empoli suggère que le développement non régulé des technologies numériques pourrait compromettre le pouvoir constituant lui-même, en réduisant drastiquement la capacité effective des communautés politiques à déterminer leur destin collectif.
Cet enjeu se manifeste concrètement dans la capacité des institutions démocratiques à produire des normes juridiques qui s'imposent effectivement aux acteurs technologiques. L'entretien mentionne l'acharnement avec lequel "les prédateurs, de Trump à Poutine en passant par Musk et Zuckerberg, s'en prennent aux institutions et aux règles européennes", suggérant que le projet normatif européen constitue aujourd'hui l'une des principales tentatives de préserver cette souveraineté démocratique.
B. La protection de l’intégrité des processus démocratiques
Un second enjeu majeur concerne la protection de l'intégrité des processus démocratiques face aux manipulations rendues possibles par les technologies numériques. Da Empoli décrit avec précision le mécanisme par lequel "la colère et la frustration de certaines catégories d'électeurs sont démultipliées par la machine algorithmique", créant des bulles de filtrage qui déforment la perception de la réalité sociale et politique.
Ce phénomène pose un défi considérable au droit électoral et constitutionnel, qui repose fondamentalement sur l'hypothèse d'un citoyen éclairé, capable de se former une opinion politique de manière relativement autonome. Les garanties juridiques traditionnelles du processus démocratique (pluralisme des médias, encadrement des campagnes électorales, transparence du financement politique) se révèlent largement inadaptées face à des mécanismes d'influence algorithmique qui opèrent de manière beaucoup plus ciblée et opaque.
L'enjeu ici est double : d'une part, préserver les conditions d'une délibération démocratique authentique dans un environnement informationnel de plus en plus fragmenté et manipulé ; d'autre part, adapter les garanties juridiques du processus électoral à ces nouvelles formes d'influence, sans pour autant porter atteinte aux libertés fondamentales d'expression et d'information.
C. La responsabilisation des acteurs technologiques
Un troisième enjeu crucial identifiable dans l'entretien concerne la responsabilisation juridique des acteurs technologiques. Da Empoli souligne qu'aujourd'hui, "il n'y a, au monde, pas de secret mieux gardé que le fonctionnement des algorithmes de Google ou le contenu des serveurs d'OpenAl".
Cette opacité pose un défi considérable au droit de la responsabilité, tant civile que pénale ou administrative. Les principes juridiques fondamentaux de responsabilité présupposent généralement la possibilité d'établir un lien de causalité entre un acte et un dommage, ainsi que d'identifier clairement l'auteur de l'acte dommageable. Or, les systèmes algorithmiques complexes rendent particulièrement difficile l'établissement de ces liens de causalité et l'identification des responsables.
L'enjeu est ici de développer des mécanismes juridiques permettant d'attribuer effectivement la responsabilité des dommages causés par les systèmes algorithmiques, tout en tenant compte de leur complexité technique et de la multiplicité des acteurs impliqués dans leur conception et leur déploiement.
IV. Pistes de solutions juridiques face à "l'heure des prédateurs"
A. Vers un droit constitutionnel des infrastructures numériques
Une première piste de solution juridique face aux défis identifiés par da Empoli consisterait à développer un véritable droit constitutionnel des infrastructures numériques. La comparaison établie par l'auteur avec l'artillerie lourde qui a "balayé les petites républiques très civilisées de la Renaissance" suggère la nécessité d'établir de nouvelles "fortifications" juridiques adaptées aux menaces contemporaines.
Concrètement, cela pourrait se traduire par l'élaboration de principes constitutionnels spécifiques concernant les infrastructures numériques essentielles, établissant par exemple :
Un principe de souveraineté numérique garantissant le contrôle démocratique sur certaines infrastructures critiques
· Un principe de neutralité algorithmique des plateformes d'intérêt général
· Un principe de transparence et d'explicabilité des systèmes automatisés de décision affectant les droits fondamentaux
· Un principe de pluralisme algorithmique empêchant la concentration excessive du pouvoir d'influence
Le développement de tels principes constitutionnels pourrait s'appuyer sur l'expérience européenne du RGPD et du Digital Services Act, que da Empoli semble considérer comme des avancées significatives lorsqu'il évoque "des outils pour défendre nos démocraties et faire en sorte que Ieurs rèples s'appliquent aussi à la sphère numérique et à l'IA".
B. Une régulation spécifique des algorithmes d’influence politique
Une deuxième piste de solution juridique consisterait à développer une régulation spécifique des algorithmes d'influence politique. Da Empoli décrit précisément le mécanisme par lequel ces algorithmes opèrent : "identifier les sujets chauds et les fractures qui divisent l'opinion publique ; pousser, sur chacun de ces fronts, les positions les plus extrêmes et les faire s'affronter; projeter l'affrontement sur l'ensemble du public afin de surchauffer l'atmosphère".
Face à ce phénomène, une régulation spécifique pourrait établir :
· Des obligations de transparence concernant les critères de hiérarchisation et de recommandation des contenus politiques
· Des mécanismes d'audit algorithmique indépendant permettant d'identifier les biais systémiques
· Des restrictions sur l'utilisation des données personnelles à des fins de micro-ciblage politique
· Des obligations de diversification des sources d'information présentées aux utilisateurs
Une telle approche s'inscrirait dans le prolongement des régulations existantes en matière de communication politique et électorale, tout en les adaptant aux spécificités des environnements numériques contemporains.
C. Un régime de responsabilité adapté aux systèmes d'IA
Une troisième piste de solution juridique, qui transparaît en filigrane dans l'entretien, consisterait à développer un régime de responsabilité spécifiquement adapté aux systèmes d'intelligence artificielle. Les régimes traditionnels de responsabilité, qu'ils soient fondés sur la faute ou sur le risque, se révèlent largement inadaptés face à des systèmes dont le fonctionnement peut être partiellement autonome et dont les effets peuvent être difficilement prévisibles, même pour leurs concepteurs.
Un nouveau régime de responsabilité pourrait s'articuler autour de plusieurs principes :
· Une responsabilité des concepteurs et déployeurs de systèmes d'IA fondée sur des obligations de moyens renforcées en matière d'évaluation des risques
·Des mécanismes de responsabilité collective ou de fonds d'indemnisation pour les dommages diffus ou systémiques
· Des obligations de traçabilité et de documentation permettant de reconstituer a posteriori les chaînes de décision algorithmique
· Des mécanismes de responsabilité proportionnée au degré d'autonomie et de criticité des systèmes
L'élaboration d'un tel régime de responsabilité constituerait une réponse juridique à ce que da Empoli qualifie de "pouvoir de destruction qui était jusqu'ici réservé aux États" et qui est désormais à la portée "de chaque individu" grâce à l'IA.
D. Une gouvernance internationale du numérique
Enfin, une quatrième piste de solution, qui semble implicite dans l'analyse de da Empoli, consisterait à développer une véritable gouvernance internationale du numérique. L'auteur souligne que "dans la sphère numérique, une cyberattaque, une campagne de désinformation ou d'agression ne coûte rien, alors que s'en défendre est quasiment impossible", suggérant la nécessité d'une approche concertée au niveau international.
Cette gouvernance internationale pourrait s'appuyer sur:
· L'élaboration de conventions internationales spécifiques sur les technologies numériques à haut risque
· La création d'instances de régulation transnationales dotées de pouvoirs effectifs de supervision et de sanction
· L'établissement de mécanismes de coopération renforcée entre autorités nationales de régulation
· Le développement de standards techniques internationaux intégrant des exigences juridiques et éthiques
Cette approche s'inscrirait dans la lignée des régimes internationaux établis pour d'autres technologies à haut risque, comme les armes nucléaires ou les substances chimiques dangereuses, tout en tenant compte des spécificités des technologies numériques.
CONCLUSION
L'analyse des implications juridiques de "l'heure des prédateurs" décrite par Giuliano da Empoli révèle l'ampleur du défi auquel notre ordre juridique est confronté. Au-delà des questions politiques qu'elle soulève, l'alliance entre les "prédateurs politiques" et les "seigneurs de la tech" met en cause les fondements mêmes de notre système juridique : la souveraineté démocratique, l'État de droit, la séparation des pouvoirs, la protection des libertés fondamentales.
Face à ce défi, les pistes de solutions juridiques esquissées ici ne constituent qu'un premier pas. Leur mise en œuvre effective exigerait une mobilisation politique considérable, capable de surmonter les résistances des acteurs économiques dominants et d'articuler de manière cohérente les différents niveaux de régulation, du local à l'international.
Comme le suggère da Empoli en conclusion de son entretien, "annoncer l'avenir est toujours un acte de pouvoir, mais imaginer des futurs alternatifs demeurera toujours un acte de liberté". Le droit, en tant qu'instrument d'organisation sociale et de limitation du pouvoir, a précisément pour vocation d'inscrire cette liberté collective dans des institutions et des normes capables de résister à la force brute. Face à "l'heure des prédateurs", il est plus que jamais nécessaire de réaffirmer cette vocation fondamentale du droit et de la traduire dans des mécanismes juridiques adaptés aux défis technologiques contemporains.
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