La compétitivité française à l'épreuve des mutations économiques internationales : analyse juridique des enjeux et perspectives
- didiersupplisson
- 27 avr.
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Par Didier Supplisson, Actualités juridiques des politiques publiques
Le récent rapport du Conseil national de productivité (CNP) met en lumière une amélioration significative de la compétitivité française dans un contexte économique international en profonde mutation. Cette évolution positive, fruit notamment des politiques de l'offre engagées depuis plusieurs années, soulève d'importantes questions juridiques quant aux outils législatifs et réglementaires à mobiliser pour transformer cette embellie conjoncturelle en avantage stratégique durable. Face aux bouleversements du commerce mondial et à l'intensification de la concurrence internationale, notamment chinoise, l'arsenal juridique français et européen est aujourd'hui confronté à des défis majeurs, tant en matière de droit de la concurrence, de réglementation des investissements, que de protection de l'innovation.
Un encadrement juridique en constante évolution face aux mutations économiques mondiales
Le cadre juridique encadrant la compétitivité économique française s'est considérablement développé au cours des dernières décennies, oscillant entre libéralisation et protection stratégique, dans un contexte d'intégration européenne et de mondialisation accélérée.
Historiquement, la France a longtemps privilégié une approche interventionniste, illustrée par la loi du 11 février 1982 relative aux nationalisations, qui avait placé sous contrôle étatique de nombreux secteurs stratégiques. Cette orientation a progressivement cédé la place à une libéralisation encadrée, notamment sous l'influence du droit communautaire. L'adoption de la loi n° 86-912 du 6 août 1986 relative aux modalités des privatisations a marqué un tournant majeur dans cette évolution, initiant un vaste mouvement de désengagement de l'État de la sphère productive.
Néanmoins, le législateur a simultanément développé des mécanismes de protection de l'économie nationale. Le décret n° 2005-1739 du 30 décembre 2005 a instauré un contrôle sur les investissements étrangers dans certains secteurs sensibles, considérablement renforcé par la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (loi PACTE). Comme le souligne Sophie Nicinski, "l'émergence d'un droit public de la concurrence témoigne de cette recherche d'équilibre entre l'impératif de libéralisation et la nécessité de protéger les intérêts fondamentaux de la Nation" (Droit public des affaires, LGDJ, 7e édition, 2019, p. 213).
Cette évolution s'est poursuivie avec la création d'instruments juridiques destinés à soutenir la compétitivité des entreprises françaises. La loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques (dite "loi Macron") a ainsi introduit diverses mesures de simplification du droit des affaires. Plus récemment, la loi n° 2020-1721 du 29 décembre 2020 de finances pour 2021 a mis en place le plan France Relance, offrant un cadre législatif pour le déploiement de 100 milliards d'euros destinés à renforcer la résilience économique française.
Sur le plan européen, le cadre juridique a également connu une évolution significative. Le règlement (UE) 2019/452 du Parlement européen et du Conseil du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l'Union a instauré un mécanisme de coopération entre États membres pour la protection des actifs stratégiques. Dans le domaine commercial, le règlement (UE) 2021/167 du Parlement européen et du Conseil du 10 février 2021 a renforcé les instruments de défense commerciale, permettant l'imposition de mesures de sauvegarde contre les importations déloyales.
La jurisprudence a joué un rôle déterminant dans cette construction juridique. Dans sa décision du 4 août 2016 relative à la loi Sapin II (n° 2016-741 DC), le Conseil constitutionnel a validé le renforcement des mécanismes anti-OPA hostiles, tout en rappelant la nécessité de concilier "la liberté d'entreprendre et le droit de propriété avec l'objectif de valeur constitutionnelle de préservation des intérêts fondamentaux de la Nation". De même, la Cour de justice de l'Union européenne, dans l'arrêt Commission c/ Hongrie du 21 mai 2019 (C-235/17), a précisé les contours de la compatibilité des dispositifs nationaux de contrôle des investissements avec le droit européen.
Les défis juridiques contemporains à l'aune des conclusions du CNP
Les constats du Conseil national de productivité sur l'amélioration de la compétitivité française soulèvent plusieurs questions juridiques fondamentales qui appellent une analyse approfondie.
La première concerne l'adaptation du droit de la concurrence face aux nouvelles réalités économiques internationales. Si la compétitivité française s'améliore, notamment vis-à-vis de l'Allemagne, le cadre concurrentiel européen, fondé sur les articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), reste largement orienté vers la protection du marché intérieur. Comme l'observe David Bosco, "l'extraterritorialité du droit européen de la concurrence constitue un outil pertinent mais insuffisant face aux pratiques anticoncurrentielles émanant d'acteurs non européens bénéficiant de soutiens étatiques" (Contrats, concurrence, consommation, n° 11, novembre 2020, comm. 157).
La question de la réciprocité dans l'accès aux marchés constitue un deuxième enjeu juridique majeur. Le règlement (UE) 2022/1031 du Parlement européen et du Conseil du 23 juin 2022 concernant l'accès des opérateurs économiques, des biens et des services des pays tiers aux marchés publics de l'Union (Instrument relatif aux marchés publics internationaux – IPI) vise à rééquilibrer les conditions d'accès aux marchés publics. Toutefois, son articulation avec les engagements de l'Union européenne au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) soulève des interrogations juridiques complexes.
Un troisième défi concerne la protection juridique de l'innovation, identifiée par le CNP comme un levier essentiel pour capitaliser sur les gains de compétitivité. Si la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 (PACTE) a modernisé le droit des brevets, notamment en créant une procédure d'opposition devant l'Institut national de la propriété industrielle (INPI), le dispositif juridique français reste perfectible. Le Conseil d'État, dans son étude annuelle 2019 intitulée "Le droit d'expérimenter", a souligné la nécessité d'assouplir les cadres juridiques pour favoriser l'innovation, notamment dans le domaine du numérique et de l'intelligence artificielle.
Enfin, la question de la mobilisation de l'épargne privée vers les investissements productifs, évoquée par le CNP, pose des enjeux juridiques considérables. La loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 (PACTE) a réformé l'épargne retraite et l'assurance-vie pour favoriser l'orientation des capitaux vers le financement des entreprises. Néanmoins, comme le relève le rapport d'information n° 5230 de l'Assemblée nationale sur l'application de la loi PACTE, déposé le 29 septembre 2022, "les dispositifs juridiques d'orientation de l'épargne vers l'économie productive n'ont pas encore produit tous les effets escomptés" (p. 78).
Les implications concrètes pour les différents acteurs économiques et institutionnels
Les évolutions juridiques en matière de compétitivité ont des conséquences pratiques considérables pour l'ensemble des parties prenantes.
Pour les entreprises françaises, le cadre juridique actuel offre des opportunités mais impose également des contraintes spécifiques. L'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 portant refonte du titre IV du livre IV du code de commerce relatif à la transparence, aux pratiques restrictives de concurrence et aux autres pratiques prohibées a simplifié certaines règles applicables aux relations commerciales. Toutefois, comme le souligne le rapport annuel 2022 de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), "la complexité normative reste un frein important pour les PME françaises" (p. 24), notamment dans leur expansion internationale.
Pour les investisseurs étrangers, l'évolution du cadre juridique français traduit un équilibre délicat entre attractivité et protection. Le décret n° 2020-892 du 22 juillet 2020, qui a temporairement abaissé à 10% le seuil de détention déclenchant le contrôle des investissements étrangers pour les entreprises cotées, illustre cette tendance. La Cour des comptes, dans son rapport public thématique de janvier 2022 sur l'attractivité de la France pour les investissements étrangers, note que "la prévisibilité juridique constitue un facteur déterminant dans les décisions d'investissement des acteurs internationaux" (p. 95).
Pour les administrations, l'enjeu est celui de l'adaptation et de la modernisation des outils d'intervention économique. La loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (dite "3DS") a renforcé les prérogatives économiques des collectivités territoriales. Néanmoins, le rapport du Conseil d'État sur "Les outils d'action économique des personnes publiques" (Collection "Les études du Conseil d'État", La Documentation française, 2015, mis à jour en 2018) souligne que "la multiplicité des dispositifs juridiques et leur sédimentation nuisent à l'efficacité de l'action publique économique" (p. 3).
Pour les partenaires sociaux, les évolutions du droit social constituent un élément clé de la compétitivité. L'ordonnance n° 2017-1385 du 22 septembre 2017 relative au renforcement de la négociation collective a profondément modifié la hiérarchie des normes en droit du travail, favorisant les accords d'entreprise. La jurisprudence, notamment l'arrêt de la Cour de cassation du 4 mai 2022 (n° 21-15.247), a précisé les conditions de validité de ces accords, contribuant à sécuriser juridiquement cette nouvelle architecture normative.
Perspectives d'évolution du cadre juridique pour soutenir la compétitivité française
Face aux constats du CNP et aux défis identifiés, plusieurs évolutions juridiques semblent envisageables pour transformer l'embellie conjoncturelle en avantage compétitif structurel.
Une première piste concerne l'adaptation du droit de la concurrence aux enjeux de la compétitivité internationale. Le règlement (UE) 2022/2560 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022 relatif aux subventions étrangères faussant le marché intérieur constitue une avancée significative. Il permet de contrôler l'impact des subventions accordées par des États tiers aux entreprises opérant dans l'Union européenne. La France pourrait œuvrer au renforcement de ces dispositifs, notamment en plaidant pour une interprétation extensive de la notion de "subvention" incluant les avantages indirects liés aux distorsions réglementaires.
Une deuxième évolution pourrait concerner le droit de la propriété intellectuelle. Le rapport d'information n° 4487 de l'Assemblée nationale sur "Les brevets : un outil de souveraineté face aux crises", déposé le 22 septembre 2021, préconise "une modernisation du droit français des brevets pour le rendre plus attractif face aux systèmes concurrents" (p. 115). La création d'un certificat d'utilité à durée ajustable, évoquée dans ce rapport, permettrait de mieux protéger les innovations incrémentales, particulièrement importantes dans le domaine du numérique.
Sur le plan du droit des investissements, un renforcement des mécanismes de filtrage pourrait s'avérer nécessaire. Le Conseil d'État, dans son avis n° 405797 du 8 mars 2022 (publié au Journal officiel du 26 mars 2022) sur un projet de décret modifiant le contrôle des investissements étrangers, a estimé compatible avec les engagements internationaux de la France "l'extension modérée du champ de contrôle à de nouvelles technologies critiques, dès lors que cette extension est justifiée par des motifs de sécurité nationale".
En matière de droit financier, la mobilisation de l'épargne privée vers l'innovation, identifiée comme prioritaire par le CNP, pourrait bénéficier d'évolutions juridiques significatives. La loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 (PACTE) a déjà introduit des dispositions favorisant l'investissement dans les entreprises innovantes, notamment via la réforme du Plan d'épargne en actions (PEA). Ce mouvement pourrait être approfondi par une réforme du cadre prudentiel applicable aux investisseurs institutionnels, dans le respect des directives européennes Solvabilité II et IORP II.
Enfin, au niveau européen, l'adoption du règlement (UE) 2023/1114 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2023 établissant un cadre pour l'accélération du déploiement des énergies renouvelables marque une étape importante dans la simplification des procédures administratives pour les projets stratégiques. Cette approche pourrait être étendue à d'autres secteurs innovants, comme le recommande le rapport Draghi sur l'avenir de la compétitivité européenne.
L'amélioration de la compétitivité française mise en évidence par le Conseil national de productivité ouvre des perspectives économiques encourageantes dans un contexte international incertain. Toutefois, la transformation de cette dynamique positive en avantage structurel durable nécessite une adaptation profonde du cadre juridique français et européen.
Comme le souligne Jean-Bernard Auby, "le droit économique moderne est confronté au défi de concilier l'impératif d'ouverture aux échanges internationaux et la protection nécessaire des intérêts stratégiques nationaux, dans un équilibre qui doit être constamment réajusté" (Droit de la mondialisation, Montchrestien, 2e édition, 2021, p. 157).
Les "choix politiques forts" appelés de ses vœux par le CNP pour soutenir l'innovation devront nécessairement se traduire par des évolutions juridiques substantielles. C'est à cette condition que la France pourra pleinement capitaliser sur l'amélioration récente de sa compétitivité pour s'imposer durablement dans la compétition économique internationale, face à des concurrents déterminés à défendre leurs intérêts nationaux, quitte à s'affranchir parfois des règles du multilatéralisme commercial.
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