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Le cadre juridique de la politique spatiale française : enjeux et perspectives d'une nouvelle stratégie nationale

Dernière mise à jour : il y a 6 jours

Par Pole Affaires internationales et Défense, Actualités juridiques des politiques publiques


L'annonce par le Premier ministre François Bayrou du lancement d'une mission visant à établir une "stratégie spatiale nationale" à l'horizon 2040 marque une étape importante dans l'évolution de la politique spatiale française. Cette initiative confiée au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) soulève de nombreuses questions juridiques, tant sur le plan du droit international que du droit interne. En effet, l'espace extra-atmosphérique constitue un domaine où s'entrecroisent des régimes juridiques complexes, des intérêts stratégiques majeurs et des enjeux économiques considérables. Au moment où la compétition internationale s'intensifie et où le secteur spatial connaît des mutations profondes, il convient d'analyser les fondements juridiques qui encadrent la politique spatiale française et d'identifier les défis que devra relever cette nouvelle stratégie nationale.

Un encadrement juridique en constante évolution

La construction du cadre juridique spatial s'est opérée progressivement, tant au niveau international que national, reflétant les évolutions technologiques et géopolitiques du secteur.

Au niveau international, le droit de l'espace repose principalement sur le Traité de l'espace de 1967, auquel la France est partie depuis le 5 août 1970. Ce traité fondateur pose les principes essentiels de la liberté d'exploration et d'utilisation de l'espace extra-atmosphérique, de sa non-appropriation nationale et de son utilisation pacifique. Comme le souligne Lucien Rapp, "le Traité de 1967 établit un cadre juridique international qui demeure, cinquante ans après sa signature, la clé de voûte du droit spatial international" (Revue française de droit aérien et spatial, 2017, vol. 281, p. 13).

Ce cadre international a été complété par plusieurs conventions sectorielles, notamment la Convention sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par des objets spatiaux de 1972, ratifiée par la France le 31 décembre 1975, et l'Accord sur le sauvetage des astronautes de 1968, auquel la France a adhéré dès le 8 décembre 1969. Ces textes établissent un régime spécifique de responsabilité pour les activités spatiales et créent des obligations d'assistance mutuelle entre États.

Au niveau européen, la France est membre fondateur de l'Agence spatiale européenne (ASE), créée par la Convention de 1975 entrée en vigueur le 30 octobre 1980. Cette organisation intergouvernementale constitue un cadre de coopération essentiel pour la politique spatiale française, notamment à travers les programmes Ariane et Galileo. Selon Laurence Nardon, "l'ASE a permis à l'Europe spatiale de s'affirmer comme un acteur majeur sur la scène internationale, en dépit de ressources financières bien inférieures à celles des États-Unis" (Politique étrangère, 2017/2, p. 63).

Sur le plan national, l'encadrement juridique des activités spatiales françaises a connu une évolution significative avec l'adoption de la loi n° 2008-518 du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales. Ce texte fondateur a institué un régime d'autorisation préalable pour les opérations spatiales sous juridiction française et a créé un mécanisme de responsabilité spécifique. La loi a été complétée par le décret n° 2009-643 du 9 juin 2009 relatif aux autorisations délivrées en application de la loi relative aux opérations spatiales, qui précise les conditions d'octroi des autorisations et les obligations des opérateurs.

Cette évolution législative s'est poursuivie avec la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025, qui a renforcé le volet défense de la politique spatiale française. Son article 36 a notamment confié au Commandement de l'espace, créé en 2019, la mission de "préparer et d'assurer, en cas de crise comme en temps normal, la défense de l'espace et à partir de l'espace".

Plus récemment, l'ordonnance n° 2022-232 du 23 février 2022 a adapté le cadre législatif français aux enjeux de la nouvelle économie spatiale, en introduisant notamment des dispositions relatives à l'exploitation des ressources spatiales. Cette ordonnance témoigne de la volonté du législateur d'adapter le droit national aux évolutions rapides du secteur et aux nouveaux usages de l'espace.

Au niveau institutionnel, la gouvernance du secteur spatial français s'articule autour de plusieurs acteurs clés. Le Centre national d'études spatiales (CNES), établissement public créé par la loi n° 61-1382 du 19 décembre 1961, joue un rôle central dans la définition et la mise en œuvre de la politique spatiale française. Le décret n° 84-510 du 28 juin 1984, modifié à plusieurs reprises, précise les missions et l'organisation du CNES, soulignant sa double tutelle ministérielle (recherche et défense) qui reflète la dualité intrinsèque des activités spatiales.

Des enjeux juridiques complexes pour la nouvelle stratégie spatiale

La mission confiée au SGDSN pour l'élaboration d'une stratégie spatiale nationale devra aborder plusieurs questions juridiques fondamentales, qui reflètent les tensions et les évolutions du droit spatial contemporain.

La première question concerne l'articulation entre les dimensions civiles et militaires de l'espace, explicitement mentionnée dans la mission confiée au SGDSN. Cette dualité soulève des enjeux juridiques majeurs, notamment au regard de l'article IV du Traité de l'espace, qui proscrit la mise en orbite d'objets porteurs d'armes nucléaires ou de destruction massive, mais n'interdit pas expressément d'autres types d'armements spatiaux. Comme l'observe Philippe Achilleas, "le principe d'utilisation pacifique de l'espace n'exclut pas la militarisation mais prohibe théoriquement l'arsenalisation" (Annuaire français de droit international, 2014, vol. 60, p. 615).

La jurisprudence internationale n'a pas tranché clairement cette question. Dans son avis consultatif sur la licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires du 8 juillet 1996, la Cour internationale de justice a rappelé que le droit international humanitaire s'applique "à toutes les formes de guerre et à tous les types d'armes, celles du passé, comme celles du présent ou de l'avenir" (CIJ, avis consultatif, 8 juillet 1996, § 86), ce qui inclut implicitement les conflits dans l'espace. Toutefois, les spécificités du milieu spatial n'ont pas fait l'objet d'une jurisprudence dédiée.

Une deuxième question juridique fondamentale concerne le régime de responsabilité applicable aux activités spatiales françaises. Si la loi de 2008 a institué un mécanisme de responsabilité spécifique pour les opérateurs privés, l'émergence de nouveaux acteurs et de nouvelles activités (mégaconstellations, nettoyage des débris, services en orbite) soulève des questions inédites. Dans son avis sur le projet de loi relatif aux opérations spatiales, le Conseil d'État (avis n° 376.293 du 13 décembre 2007) avait déjà souligné "la nécessité d'un équilibre entre la protection des intérêts de l'État et l'encouragement du développement des activités spatiales commerciales".

La problématique des débris spatiaux constitue un troisième enjeu juridique majeur. En l'absence de règles contraignantes au niveau international, la France a adopté une approche volontariste à travers l'arrêté du 24 juillet 2013 relatif aux règles techniques et procédures administratives applicables aux opérations spatiales, qui impose aux opérateurs des mesures de prévention des débris. Cependant, comme le note Serge Plattard, "le caractère transnational de la problématique des débris spatiaux appelle une réponse coordonnée au niveau international, que les initiatives nationales, aussi ambitieuses soient-elles, ne peuvent remplacer" (Stratégique, 2016/2, n° 113, p. 129).

Une quatrième question juridique concerne l'accès aux fréquences et aux positions orbitales, ressources limitées gérées par l'Union internationale des télécommunications (UIT). Les articles 44 et 45 de la Constitution de l'UIT, dont la dernière version a été adoptée par la France en 2018, posent le principe d'un accès équitable à ces ressources. Toutefois, l'application concrète de ce principe soulève des difficultés croissantes face à la multiplication des satellites en orbite. La Cour administrative d'appel de Paris, dans un arrêt du 26 novembre 2018 (n° 17PA01827), a d'ailleurs reconnu la spécificité du régime juridique applicable aux fréquences satellitaires, confirmant que "les règles de l'UIT s'imposent aux autorités nationales de régulation".

Enfin, la question de la sécurité et de la défense spatiales soulève d'importantes interrogations juridiques. La loi de programmation militaire 2019-2025 a renforcé le volet défense de la politique spatiale française, mais son articulation avec le droit international de l'espace reste délicate. Comme le souligne Alain De Nève, "la militarisation croissante de l'espace pose la question de l'adaptation du cadre juridique international, conçu dans un contexte historique très différent" (Sécurité globale, 2017/2, p. 43).

Des implications concrètes pour les différentes parties prenantes

Les enjeux juridiques identifiés ont des implications concrètes pour l'ensemble des acteurs du secteur spatial français.

Pour les industriels et opérateurs privés, l'évolution du cadre juridique spatial français est déterminante. Comme l'a montré l'étude d'impact de l'ordonnance n° 2022-232 du 23 février 2022, la simplification et la sécurisation des procédures d'autorisation constituent un levier essentiel de compétitivité. Selon le rapport Inventons l'avenir de l'espace publié par le ministère de l'Économie et des Finances en 2019, "la réduction des délais d'instruction des demandes d'autorisation constitue un facteur clé de compétitivité pour l'industrie spatiale française".

La jurisprudence administrative a d'ailleurs reconnu l'importance de la sécurité juridique pour les opérateurs économiques. Dans sa décision du 24 mars 2006 (KPMG, n° 288460), le Conseil d'État a consacré le principe selon lequel "il incombe à l'autorité investie du pouvoir réglementaire d'édicter, pour des motifs de sécurité juridique, les mesures transitoires qu'implique, s'il y a lieu, une réglementation nouvelle", principe particulièrement pertinent dans un secteur comme l'espace, caractérisé par des investissements de long terme.

Pour les acteurs institutionnels, notamment le CNES et le Commandement de l'espace, la nouvelle stratégie spatiale devra clarifier la répartition des compétences et des responsabilités. Le décret n° 2019-1050 du 11 octobre 2019 relatif au Commandement de l'espace a déjà précisé certaines attributions, mais des zones d'ombre subsistent, notamment concernant la coordination entre activités civiles et militaires.

Pour les collectivités territoriales, l'impact juridique de la politique spatiale française se manifeste notamment à travers les installations de lancement. Ainsi, le décret n° 2021-1734 du 22 décembre 2021 a récemment modifié le statut juridique du Centre spatial guyanais pour renforcer l'implication des collectivités locales dans sa gouvernance.

Pour les citoyens enfin, les activités spatiales soulèvent des questions de droits fondamentaux, notamment en matière de protection des données personnelles. Le développement de l'observation de la Terre à très haute résolution a conduit la CNIL à adopter, le 17 mars 2022, une délibération n° 2022-028 relative aux traitements de données issues d'images satellitaires, rappelant la nécessité de respecter le RGPD dans ce domaine spécifique.

Vers une refonte du cadre juridique spatial français ?

La nouvelle stratégie spatiale nationale que doit élaborer le SGDSN pourrait déboucher sur plusieurs évolutions législatives et réglementaires significatives.

Une première piste concerne la révision de la loi de 2008 relative aux opérations spatiales. Le rapport d'information n° 4523 de l'Assemblée nationale sur la politique spatiale française, déposé le 28 septembre 2021, préconise "une actualisation du cadre législatif pour l'adapter aux nouveaux usages et aux nouveaux acteurs de l'espace". Cette révision pourrait notamment concerner le régime d'autorisation, actuellement jugé trop rigide par certains opérateurs.

Une deuxième évolution probable concerne le renforcement du cadre juridique de la défense spatiale. La proposition de loi n° 3162 relative au renforcement de la préparation et de la résilience de la Nation, déposée le 29 juin 2020 à l'Assemblée nationale, comporte plusieurs dispositions relatives à la protection des infrastructures spatiales critiques, qui pourraient être reprises dans un futur texte.

Sur le plan réglementaire, une refonte des textes d'application de la loi de 2008 semble nécessaire. Le Conseil d'État, dans son rapport public 2020 consacré à la simplification du droit, a identifié plusieurs secteurs techniques nécessitant une modernisation de leur cadre réglementaire, parmi lesquels figure le secteur spatial.

Au niveau européen, la France pourrait également promouvoir une harmonisation des législations nationales. Le règlement (UE) 2021/696 du 28 avril 2021 établissant le programme spatial de l'Union prévoit d'ailleurs, dans son article 5, que la Commission européenne peut "soutenir la convergence des cadres réglementaires des États membres".

Sur le plan international enfin, la France pourrait s'engager plus activement dans les négociations relatives à la prévention d'une course aux armements dans l'espace. La résolution 75/36 de l'Assemblée générale des Nations Unies du 7 décembre 2020, qui appelle à des "mesures de transparence et de confiance relatives aux activités spatiales", a été soutenue par la France et pourrait constituer une base pour de futures initiatives diplomatiques.

L'élaboration d'une nouvelle stratégie spatiale nationale à l'horizon 2040 s'inscrit dans un contexte de profondes mutations du secteur spatial et d'intensification de la compétition internationale. Sur le plan juridique, cette initiative soulève des questions fondamentales relatives à l'articulation entre droit international et droit interne, entre activités civiles et militaires, entre régulation publique et initiative privée.

Comme le résume Jean-Yves Trebaol, "le droit spatial français se trouve confronté au défi de préserver les acquis d'une régulation exigeante tout en s'adaptant à un environnement international en pleine mutation, marqué par l'émergence de nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques" (Revue française de droit administratif, 2016, n° 2, p. 274).

La mission confiée au SGDSN devra relever le défi de proposer un cadre juridique à la fois stable et adaptable, protecteur des intérêts nationaux mais respectueux des engagements internationaux de la France, favorable à l'innovation mais attentif aux enjeux de sécurité. C'est à cette condition que la France pourra effectivement "rester une puissance de premier rang mondial" dans le domaine spatial, comme l'ambitionne le Premier ministre.

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