L'exemple de Donald Trump : analyse juridique des interactions entre pouvoir économique et politique
- didiersupplisson
- 27 avr.
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Dernière mise à jour : il y a 5 jours
Par Pole Gouvernance publique, Actualités juridiques des politiques publiques
L'hypothèse évoquée d'un dirigeant d'entreprise candidat à l'élection présidentielle de 2027 soulève de nombreuses interrogations juridiques qui méritent une analyse approfondie. Cette perspective s'inscrit dans un contexte où, selon certains observateurs, la défiance envers les institutions traditionnelles s'accompagne d'une confiance croissante dans les entreprises et leurs dirigeants. Les questions juridiques que pose une telle hypothèse touchent aux fondements mêmes de notre organisation institutionnelle, au statut juridique des élus, à la prévention des conflits d'intérêts et à la séparation des sphères économique et politique. L'occasion nous est donnée d'examiner comment le droit encadre ces interactions et quelles évolutions pourraient s'avérer nécessaires face à cette nouvelle configuration du jeu politique.
Le cadre constitutionnel et légal : une séparation traditionnelle des pouvoirs économique et politique
Le système juridique français a historiquement été construit sur une séparation relativement stricte entre les sphères politique et économique. Cette séparation s'inscrit dans une tradition républicaine méfiante à l'égard de la concentration des pouvoirs, qu'il s'agisse de puissance publique ou de puissance économique.
La Constitution du 4 octobre 1958 ne comporte pas de dispositions spécifiques concernant l'origine professionnelle des candidats aux fonctions électives, se contentant d'établir des conditions d'éligibilité générales. L'article 6 de la Constitution dispose simplement que "le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct", sans prévoir de restrictions liées à l'activité professionnelle antérieure du candidat.
Cependant, le cadre légal s'est progressivement enrichi de dispositions visant à prévenir les conflits d'intérêts et à garantir la transparence de la vie publique. La loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique marque un tournant décisif en introduisant pour la première fois une définition légale du conflit d'intérêts, décrit à l'article 2 comme "toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction".
Cette loi a créé la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), chargée de contrôler les déclarations de patrimoine et d'intérêts des principaux responsables publics, dont le Président de la République. Comme le souligne Jean-François Kerléo, "l'objet de la législation sur la transparence n'est pas d'établir une incompatibilité entre le monde des affaires et celui de la politique, mais de garantir que les décisions publiques sont prises dans le seul intérêt général" (Pouvoirs, 2017/2, n° 161, p. 85).
L'encadrement juridique s'est encore renforcé avec la loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, qui a introduit l'obligation pour les ministres, dès leur nomination, de prendre les mesures nécessaires pour que leurs instruments financiers soient gérés pendant la durée de leurs fonctions dans des conditions excluant tout droit de regard de leur part (article 8).
Le Conseil constitutionnel a par ailleurs développé une jurisprudence substantielle sur ces questions. Dans sa décision n° 2013-675 DC du 9 octobre 2013, il a validé l'essentiel du dispositif de la loi sur la transparence de la vie publique, tout en précisant que ces obligations déclaratives, pour être conformes à la Constitution, doivent respecter "le principe de la séparation des pouvoirs ainsi que la liberté garantie aux membres du Parlement dans l'exercice de leurs fonctions".
En matière de prévention des conflits d'intérêts spécifiquement liés au passage entre secteur privé et secteur public, la Commission de déontologie de la fonction publique, fusionnée avec la HATVP depuis la loi n° 2019-828 du 6 août 2019, joue un rôle crucial. Même si ses avis ne concernent pas directement les élus, sa jurisprudence administrative contribue à façonner une doctrine sur les incompatibilités entre certaines fonctions.
Les questions juridiques soulevées par l'irruption d'un dirigeant d'entreprise en politique
L'hypothèse d'un dirigeant d'entreprise candidat à la présidence soulève plusieurs questions juridiques fondamentales que le droit actuel ne traite que partiellement.
La première concerne le régime des incompatibilités applicable au Président de la République. L'article 23 de la Constitution, qui prévoit l'incompatibilité des fonctions de membre du Gouvernement avec l'exercice de tout mandat parlementaire, de toute fonction de représentation professionnelle et de tout emploi public ou activité professionnelle, ne s'applique pas explicitement au Président. Cette lacune a été partiellement comblée par la loi organique n° 2013-906 du 11 octobre 2013, qui a prévu l'application au Président de la République de certaines dispositions relatives aux conflits d'intérêts. Toutefois, comme le relève Philippe Blachèr, "le statut juridique du Président de la République souffre encore d'un déficit d'encadrement en matière déontologique par rapport aux autres responsables publics" (Revue française de droit constitutionnel, 2015/1, n° 101, p. 73).
La question de la gestion des participations financières du chef de l'État constitue un deuxième enjeu majeur. Si un dirigeant d'entreprise détenant des parts significatives dans différentes sociétés accédait à la présidence, comment garantir l'absence de conflit d'intérêts ? La jurisprudence du Conseil constitutionnel offre peu d'éclairages sur ce point précis. Dans sa décision n° 2013-676 DC du 9 octobre 2013, le Conseil s'est limité à valider le principe des obligations déclaratives imposées aux responsables publics, sans se prononcer sur les modalités concrètes de gestion des actifs pendant l'exercice du mandat présidentiel.
Un troisième enjeu concerne la qualification juridique des actes posés par un Président issu du monde des affaires lorsqu'ils touchent directement ou indirectement aux intérêts de son ancien secteur d'activité. La théorie administrative du "fonctionnaire intéressé", développée notamment dans l'arrêt du Conseil d'État du 17 juillet 1998 Commune de Courbevoie (n° 170807), pourrait-elle s'appliquer par analogie ? Cette théorie, qui sanctionne la participation d'un agent public à une décision dans laquelle il a un intérêt, n'a jamais été appliquée au Président de la République.
L'encadrement post-mandat constitue un quatrième point crucial. Alors que l'article 432-13 du Code pénal sanctionne la prise illégale d'intérêts des anciens agents publics qui rejoignent le secteur privé dans les trois ans suivant la cessation de leurs fonctions, ses modalités d'application à un ancien Président demeurent incertaines. Comme l'observe Guy Carcassonne dans son analyse des institutions de la Ve République, "le flou juridique entourant les activités post-présidentielles pose des questions déontologiques importantes rarement abordées par la doctrine" (La Constitution, 13e édition, Éditions du Seuil, 2019, p. 168).
Enfin, la question du financement des campagnes électorales par des acteurs économiques soulève des enjeux juridiques majeurs. La loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique, modifiée à plusieurs reprises, interdit aux personnes morales (à l'exception des partis politiques) de financer les campagnes électorales. Mais comment apprécier la situation d'un candidat qui pourrait mobiliser sa fortune personnelle, issue de son activité d'entrepreneur ? Le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2012-233 QPC du 21 février 2012, a validé le plafonnement des dépenses électorales, y compris l'apport personnel du candidat, en considérant qu'il s'agit d'une limitation nécessaire pour garantir l'égalité entre candidats.
Les conséquences pratiques pour les différentes parties prenantes
Les enjeux juridiques identifiés ont des implications concrètes pour l'ensemble des acteurs concernés.
Pour un dirigeant d'entreprise envisageant de se porter candidat à l'élection présidentielle, les contraintes juridiques sont considérables. La jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à l'élection présidentielle, notamment la décision n° 2012-155 PDR du 21 juin 2012, souligne l'importance du respect scrupuleux des règles de financement de la campagne. Un candidat issu du monde des affaires devrait notamment veiller à une stricte séparation entre ses ressources personnelles et celles de ses entreprises.
Le rapport d'activité 2022 de la HATVP met en lumière la complexité de l'examen des déclarations de patrimoine et d'intérêts des responsables publics issus du secteur privé. Selon ce rapport, "les situations les plus complexes à analyser concernent les déclarants détenant des participations dans des sociétés commerciales" (p. 45). Pour un Président issu du monde des affaires, la constitution d'un "blind trust" (fiducie sans droit de regard), sur le modèle américain codifié dans l'Ethics in Government Act de 1978, pourrait s'avérer nécessaire, bien que le droit français ne prévoie pas explicitement ce mécanisme pour les élus.
Pour les administrations, l'arrivée d'un Président issu du monde des affaires poserait la question de l'adaptation des processus décisionnels pour prévenir les risques juridiques. Le Secrétariat général du gouvernement pourrait être amené à développer des procédures spécifiques pour identifier les dossiers susceptibles de créer des situations de conflit d'intérêts. La circulaire du Premier ministre du 19 juillet 2018 relative à la procédure de transmission des projets de texte et d'acte de nomination inscrits à l'ordre du jour du conseil des ministres et du conseil des ministres franco-allemand fournit un cadre méthodologique qui pourrait être adapté.
Pour les juridictions, notamment administratives, l'hypothèse soulève la question de l'extension possible du contrôle juridictionnel sur certains actes présidentiels. Si la jurisprudence traditionnelle du Conseil d'État (Meyet, 10 septembre 1992, n° 140376) considère que les actes du Président de la République pris dans l'exercice de ses attributions constitutionnelles échappent au contrôle du juge administratif, cette position pourrait être remise en question dans des situations où un conflit d'intérêts serait allégué.
Pour les citoyens et associations, l'enjeu serait celui de l'accès à l'information et aux voies de recours. La loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 (dite loi Sapin 2) a renforcé la protection des lanceurs d'alerte, ce qui pourrait faciliter la révélation de situations problématiques. En outre, les associations agréées de lutte contre la corruption, comme Anticor ou Transparency International France, disposent depuis la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 de la possibilité d'exercer les droits reconnus à la partie civile dans certaines affaires de corruption et d'atteinte à la probité.
Vers une adaptation du cadre juridique ?
Face à ces enjeux, plusieurs évolutions législatives et jurisprudentielles semblent envisageables.
Une première piste concernerait le renforcement des dispositions relatives aux conflits d'intérêts applicables spécifiquement au Président de la République. Le rapport d'information n° 2041 de l'Assemblée nationale (2019) sur la déontologie des responsables et des élus publics proposait "d'étendre au Président de la République l'ensemble des obligations déontologiques applicables aux ministres". Cette proposition fait écho au rapport public du Conseil d'État de 2019 sur le thème "La citoyenneté", qui soulignait l'importance d'une harmonisation des règles déontologiques applicables aux différents responsables publics.
Une deuxième évolution pourrait concerner l'institutionnalisation d'un mécanisme de gestion sans droit de regard des intérêts économiques du Président pendant la durée de son mandat. Le Conseil d'État, dans son avis sur le projet de loi pour la confiance dans la vie politique (n° 393324 du 12 juin 2017), avait déjà suggéré que "le dispositif prévu pour les membres du Gouvernement pourrait être utilement étendu à d'autres responsables publics". Une telle extension au Président de la République nécessiterait probablement une loi organique, conformément à l'article 6 de la Constitution.
Sur le plan jurisprudentiel, une clarification du Conseil constitutionnel quant à l'étendue des incompatibilités présidentielles serait souhaitable. Dans sa décision n° 2011-628 DC du 12 avril 2011, le Conseil avait déjà précisé que le législateur pouvait "fixer des règles tendant à empêcher les conflits d'intérêts et à assurer l'indépendance de l'expertise". Cette approche pourrait être étendue à la fonction présidentielle.
Enfin, au niveau européen, une harmonisation des standards en matière d'intégrité des responsables publics pourrait s'avérer pertinente. Le règlement (UE, Euratom) 2018/1725 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2018 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel par les institutions, organes et organismes de l'Union, bien que centré sur la protection des données, pourrait inspirer une approche plus large de la transparence applicable aux dirigeants nationaux.
L'hypothèse d'un "PDG de la France" soulève des questions juridiques fondamentales qui touchent aux principes mêmes de notre organisation démocratique. Si le droit actuel offre déjà un cadre substantiel pour prévenir les conflits d'intérêts, plusieurs zones d'ombre subsistent, particulièrement concernant le statut du Président de la République.
Comme le résume Jean-Louis Nadal, ancien président de la HATVP, dans son rapport "Renouer la confiance publique" remis au Président de la République en janvier 2015, "l'exigence d'exemplarité qui s'attache aux plus hautes fonctions de l'État impose de concilier le principe démocratique d'accès aux mandats électifs avec les garanties nécessaires d'impartialité et de désintéressement" (p. 32).
L'éventualité d'un Président issu du monde des affaires constitue ainsi un test pour notre système juridique, appelé à concilier l'ouverture démocratique des fonctions électives avec les exigences d'impartialité et de désintéressement inhérentes à l'exercice des plus hautes responsabilités publiques. Les évolutions suggérées, si elles se concrétisaient, contribueraient à renforcer la confiance des citoyens dans leurs institutions, condition essentielle du bon fonctionnement démocratique que l'hypothèse d'un "PDG de la France" vient justement questionner.
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