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La réindustrialisation de défense : analyse juridique des enjeux et implications

Dernière mise à jour : 26 avr.

Didier Supplisson, Actualité juridique des politiques publiques, Avril 2025


La renaissance industrielle de Bourges, mise en exergue par l’article du 20 avril 2025 du Monde intitulé "Bourges, bouleversée par le ‘réarmement’", la ville est redevenue l’un des fers de lance de la défense française », illustre la reconquête territoriale opérée au nom de la sécurité nationale. Alimentée par l’accélération spectaculaire des commandes publiques depuis l’ouverture du conflit ukrainien, cette dynamique soulève de multiples questions juridiques quant au cadre législatif et réglementaire applicable, tant en matière de marchés publics de défense que d’aménagement du territoire, de droit de l’environnement, de droit du travail et de souveraineté industrielle.

L’objectif de la présente étude est, d’une part, de recenser et d’analyser les principales dispositions légales et réglementaires mobilisées, et, d’autre part, de proposer quelques pistes d’évolution susceptibles de concilier les impératifs stratégiques avec les exigences du droit commun.


I. Le cadre juridique des politiques de réarmement et de réindustrialisation


A. La loi de programmation militaire 2024–2030

La loi n° 2023-546 du 25 juillet 2023 portant programmation militaire (LPM) 2024–2030 institue un budget global de 413 milliards d’euros sur la période, soit une augmentation d’environ 40 % par rapport à la programmation antérieure. Elle confère à l’État les moyens budgétaires et normatifs nécessaires à l’accroissement des capacités de recherche, de production industrielle et de modernisation des infrastructures de défense.


B. Les engagements internationaux et la coopération européenne

Les engagements pris par la France au sein de l’OTAN — réaffirmés lors du sommet de Cardiff (4–5 septembre 2014), qui invite chaque membre à consacrer 2 % de son PIB à la défense d’ici 2025 — constituent un horizon contraignant pour la politique nationale. Par ailleurs, la décision (PESC) (UE) 2021/509 du 9 mars 2021 institue la Facilité européenne pour la paix (FEP), permettant le financement d’équipements militaires destinés notamment à l’Ukraine, tandis que la Coopération structurée permanente (CSP), prévue aux articles 42 et 46 du Traité sur l’Union européenne, formalise un socle d’efforts communs en matière de capacités opérationnelles.


C. La réglementation interne des matériels de guerre

Le Code de la défense, aux articles L. 2331-1 et suivants, définit les matériels de guerre et encadre les conditions de leur production et de leur commerce. Le décret n° 2022-901 du 17 juin 2022 simplifie les procédures d’autorisation, aménageant notamment les modalités d’octroi des autorisations de fabrication et d’exportation.


II. Le régime juridique des marchés publics de défense


A. Les dispositions dérogatoires

Le droit commun de la commande publique fait l’objet d’aménagements significatifs pour les marchés de défense et de sécurité :

  1. La directive 2009/81/CE du 13 juillet 2009, transposée aux articles L. 1113-1 et suivants du Code de la commande publique, instaure un régime spécifique tenant compte des impératifs de confidentialité et de sécurité.

  2. L’article 346 du TFUE autorise les États membres à déroger aux principes du marché intérieur pour la passation de marchés « essentiels aux intérêts de leur sécurité ».

  3. L’article 12 de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 (LOLF) permet la conclusion de contrats pluriannuels, dérogeant ainsi au principe de l’annualité budgétaire.


B. Modalités d’exécution et ajustements de cadences

Les marchés comportent fréquemment des tranches conditionnelles (article 77 du Code de la commande publique), qui autorisent l’augmentation progressive du rythme de livraison selon l’évolution du contexte. La montée en cadence des productions — exemplifiée par le passage de 10 à 40 missiles Mistral mensuels ou de 2 à 6 canons Caesar — s’accompagne de clauses de performance et de pénalités strictes, et soulève des questions complexes de transfert technologique et de protection de la propriété intellectuelle.


III. Aménagement du territoire et droit de l’environnement


A. Urbanisme industriel

Les extensions de sites de production se heurtent à la réglementation de l’urbanisme industriel :

  • Les articles L. 151-41 et suivants du Code de l’urbanisme autorisent la réservation de terrains dans les Plans Locaux d’Urbanisme pour des projets d’intérêt général.

  • Les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE), régies par les articles L. 511-1 et suivants du Code de l’environnement, demeurent soumises à autorisation.

  •  Le Code de l’environnement aux articles R. 517-3 à R. 517-6, prévoit notamment que l’instruction du dossier d’autorisation est dirigée non plus par le préfet mais par l’autorité militaire compétente, que sont exclues de la procédure « en enquête publique » les installations classées « défense » et qye l'’autorisation est finalement donnée par décret du ministre de la Défense, sans passage par la procédure habituelle d’enquête publique.

    En pratique, cette dérogation supprime l’instruction environnementale « longue » (étapes étude d’impact + enquête publique), et la remplace par une procédure interne à l’administration de la Défense, plus rapide.


B. Transition écologique et évaluation environnementale

En dépit du régime dérogatoire, les projets doivent respecter la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 de lutte contre le dérèglement climatique et faire l’objet d’une évaluation environnementale au sens de l’article L. 122-1 du Code de l’environnement. Le Conseil d’État veille au respect du principe de proportionnalité dans l’octroi des dérogations, comme en a témoigné la décision  Centrale de Provence (« Centrale biomasse de Provence ») du 27 mars 2023 (n° 450135).


IV. Enjeux fondamentaux



A. Souveraineté industrielle et protection des technologies

Le décret n° 2019-1590 du 31 décembre 2019 renforce le contrôle des investissements étrangers dans le secteur de la défense, tandis que le règlement (UE) 2021/821 du 20 mai 2021 fixe un cadre pour les biens à double usage. La présence de groupes européens tels que KNDS à Bourges traduit l’enjeu d’harmonisation des régimes nationaux au sein d’un marché européen de l’armement.


B. Droit du travail et ressources humaines

Les articles R. 2311-1 et suivants du Code de la défense imposent des habilitations de sécurité, dont doivent tenir compte les industriels de l'armement. Par ailleurs, pour accompagner les besoins de main d'oeuvre diverses formules peuvent être étudiées comme le recours aux contrats de professionnalisation (articles L. 6325-1 et suivants du Code du travail) qui permet de pallier les tensions sur le marché de l’emploi. Enfin, les clauses de non-concurrence et de non-débauchage, fréquemment insérées dans les contrats de travail des personnels de l'industrie de l'armement, requièrent un équilibre rigoureux entre sécurité des approvisionnements et libertés professionnelles.


V. Pistes de solutions juridiques


A. Adaptation du cadre contractuel

Il pourrait être envisageable de formaliser un régime spécifique de contrats de défense à haute intensité, assorti de mécanismes d’ajustement automatique des cadences et des prix, et de prévoir une sécurisation renforcée des droits des sous-traitants inspirée de la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 relative à la sous-traitance.


B. Simplification des procédures de recrutement

La réforme des procédures d’habilitation et la création d’un statut spécifique pour les salariés de la défense contribueraient à réduire les délais de mise à disposition de personnels qualifiés.


C. Gouvernance territoriale et évaluation environnementale

L’institution de « territoires de défense stratégique » par décret relevant d'une opération d'intérêt national (article L. 102-12 du Code de l’urbanisme) et la signature de contrats tripartites État-collectivités-industriels, calqués sur les contrats de relance et de transition écologique (CRTE), faciliteraient la coordination locale. Par ailleurs, des procédures environnementales accélérées, tout en maintenant le niveau d’exigence, seraient de nature à concilier développement industriel et préservation écologique.


Conclusion

La réindustrialisation de la défense à Bourges illustre l’exigence d’un droit de l’économie de défense à haute intensité capable d’articuler impératifs stratégiques, contraintes juridiques et objectifs de durabilité territoriale. L’horizon européen, via une coopération renforcée, semble constituer le cadre approprié pour construire les instruments juridiques et institutionnels aptes à soutenir durablement cette dynamique.


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