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L'émergence d'un nouvel ordre international : défis et perspectives

Didier Supplisson, Actualités juridiques des politiques publiques, Avril 2025


L'émergence d'un nouvel ordre international, caractérisé par l'affirmation d'une logique oligarchique autoritaire et illibérale, pose des défis majeurs à notre architecture juridique contemporaine. L'analyse du phénomène décrit comme "un gouvernement de quelques milliardaires pour eux-mêmes" invite à une réflexion approfondie sur les fondements du droit international et européen dans un monde en recomposition.

La logique oligarchique qui s'affirme aujourd'hui sur la scène internationale, s'appuyant sur des pouvoirs médiatiques et financiers considérables, reconfigure les rapports de force traditionnels et met à l'épreuve les structures juridiques existantes. Cette évolution, qui rapproche certaines pratiques américaines de celles observées en Russie et en Chine, interroge la capacité du droit à encadrer ces nouveaux équilibres.

Ce "nouveau régime de la politique internationale", comme l'évoque Bertrand Badie, professeur émérite des Universités à Sciences Po Paris, traduit le passage "d'une dynamique politique qui reposait sur l'opposition entre démocraties libérales et régimes autoritaires à un ordre international désormais dominé par un double clivage : entre oligarchies et démocraties, d'un côté, et entre économie de marché libérale et capitalisme illibéral, de l'autre" (Badie, B., Le temps des humiliés, 2019).

Les mutations du droit international face aux oligarchies transnationales

Le cadre juridique international, construit après 1945 autour des principes consacrés par la Charte des Nations Unies, se trouve profondément questionné par ces évolutions. L'article 2§1 de la Charte consacrant "l'égalité souveraine de tous ses Membres" semble désormais en décalage avec une réalité internationale marquée par de profondes asymétries de pouvoir, non plus seulement entre États, mais entre réseaux d'influence transnationaux.

La construction juridique de l'après-guerre reposait largement sur le paradigme de l'État westphalien comme acteur central des relations internationales. Or, comme le note Jean-Marc Sorel, "l'État n'est plus le seul sujet du droit international, sans pour autant avoir perdu sa centralité" (Sorel, J-M., Droit international et mutations de la souveraineté, RCADI, vol. 304, 2003, p. 48). Cette mutation trouve son expression juridique dans plusieurs développements majeurs.

D'abord, l'évolution de la jurisprudence internationale témoigne de cette transformation. Dans l'affaire Barcelona Traction (CIJ, 5 février 1970), la Cour internationale de Justice reconnaissait déjà l'importance des acteurs économiques transnationaux, tout en maintenant le principe selon lequel "une société est une entité créée par les systèmes de droit interne" (§38). Cette approche, centrée sur l'État, paraît aujourd'hui dépassée face à des entités dont l'influence transcende les frontières nationales.

Plus récemment, l'affaire Kiobel v. Royal Dutch Petroleum Co. (569 U.S. 108, 2013) illustre les difficultés du droit à appréhender ces nouvelles réalités. La Cour Suprême américaine y a restreint la portée extraterritoriale de l'Alien Tort Statute, limitant ainsi les possibilités de poursuivre des entreprises transnationales pour des violations des droits humains commises à l'étranger. Cette décision a été perçue comme un recul dans la capacité du droit à réguler les acteurs transnationaux.

Par ailleurs, le développement de la soft law témoigne de cette tentative d'adaptation du droit. Les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme, adoptés en 2011, constituent une réponse encore imparfaite à ce défi. Comme le souligne Mireille Delmas-Marty, "face aux pouvoirs privés économiques qui tendent à s'affranchir du cadre étatique, le droit doit inventer de nouvelles formes de régulation" (Delmas-Marty, M., Les forces imaginantes du droit, vol. 3, 2007, p. 142).

La fragmentation du droit et ses conséquences

Le "double clivage" évoqué précédemment se traduit juridiquement par une fragmentation croissante du droit international. Le phénomène, identifié par la Commission du droit international dès 2006 dans son rapport sur "La fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de l'expansion du droit international" (A/CN.4/L.682), s'accentue avec l'émergence de ces nouvelles formes de pouvoir.

Cette fragmentation se manifeste notamment par la multiplication des régimes juridiques spécialisés et parfois concurrents. Le droit du commerce international, incarné par l'Organisation mondiale du commerce et son Mémorandum d'accord sur le règlement des différends, se trouve ainsi en tension avec d'autres corpus juridiques comme le droit international des droits humains ou le droit international de l'environnement.

L'affaire États-Unis — Prohibition à l'importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes (WT/DS58/AB/R, 12 octobre 1998) illustre ces tensions. L'Organe d'appel de l'OMC y a reconnu la nécessité d'interpréter les accords de l'OMC "à la lumière des préoccupations contemporaines de la communauté des nations au sujet de la protection et de la conservation de l'environnement" (§129), tout en maintenant la primauté des règles commerciales.

Plus fondamentalement, on observe une concurrence entre différentes conceptions du droit international. D'un côté, la vision libérale occidentale, fondée sur la protection des droits individuels et l'État de droit; de l'autre, des conceptions alternatives, défendues notamment par la Russie et la Chine, privilégiant la souveraineté étatique et la non-ingérence. Cette concurrence se traduit juridiquement par des interprétations divergentes de principes fondamentaux comme le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ou l'interdiction du recours à la force.

Le professeur Serge Sur parle à cet égard d'une "crise de légitimité du droit international" qui traduit "non pas son affaiblissement mais son éclatement en plusieurs systèmes concurrents" (Sur, S., Les dynamiques du droit international, Pedone, 2020, p. 87).

L'Union européenne face au défi des nouvelles oligarchies

Dans ce contexte, l'Union européenne se trouve dans une position particulièrement vulnérable, comme le souligne le texte analysé. La réponse juridique européenne s'articule autour de plusieurs axes.

En premier lieu, le renforcement de l'autonomie stratégique européenne s'est traduit par l'adoption d'instruments juridiques nouveaux. Le Règlement (UE) 2019/452 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers illustre cette évolution. Son article 4 énumère les facteurs pouvant être pris en considération pour déterminer si un investissement étranger est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l'ordre public, incluant des considérations relatives aux "infrastructures critiques" et aux "technologies critiques".

De même, le Règlement (UE) 2021/821 instituant un régime de l'Union de contrôle des exportations de biens à double usage témoigne de cette préoccupation croissante pour la sécurité économique européenne.

En second lieu, la régulation des acteurs numériques constitue un axe majeur de la réponse européenne. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD, 2016/679), le Digital Services Act (Règlement (UE) 2022/2065) et le Digital Markets Act (Règlement (UE) 2022/1925) forment un arsenal juridique visant à encadrer le pouvoir des plateformes numériques.

La jurisprudence européenne accompagne cette évolution législative. L'arrêt Schrems II (CJUE, C-311/18, 16 juillet 2020) illustre la volonté de la Cour de justice de l'Union européenne de protéger les données des citoyens européens face aux prétentions extraterritoriales américaines. Comme le souligne le considérant 203 de cet arrêt, "l'exigence de protection des données à caractère personnel [...] concerne toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable, indépendamment de sa sensibilité".

Enfin, l'évolution de la politique de concurrence européenne témoigne également de cette adaptation aux nouvelles réalités. Les affaires Google Shopping (T-612/17) et Apple (T-778/16 et T-892/16) montrent la volonté de la Commission européenne d'utiliser le droit de la concurrence comme instrument de régulation des grandes plateformes numériques. Comme l'a récemment déclaré Margrethe Vestager, Commissaire européenne à la concurrence, "nous devons veiller à ce que la puissance économique ne se transforme pas en pouvoir politique incontrôlé" (Discours du 10 septembre 2023 au Forum économique de Bruxelles).

Vers un nouveau paradigme juridique ?

Face à ces défis, plusieurs évolutions juridiques sont envisageables. Elles dessinent les contours d'un droit adapté à cette nouvelle configuration du pouvoir mondial.

En matière de droit international économique, l'idée d'une "responsabilité sociale des entreprises" juridiquement contraignante gagne du terrain. La directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, actuellement en discussion, constitue une étape en ce sens. Elle s'inscrit dans la lignée de la loi française n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, mais avec une portée beaucoup plus large.

Par ailleurs, l'émergence d'un droit transnational de la régulation économique se dessine. Le concept de "droit administratif global", développé notamment par Benedict Kingsbury et Richard B. Stewart (Kingsbury, B., & Stewart, R. B., "Vers le droit administratif global: fondements, principes et champ d'application", Revue internationale des sciences administratives, 78(2), 2012), offre un cadre théorique pour penser cette évolution.

Dans le domaine numérique, la souveraineté numérique européenne s'affirme progressivement comme un concept juridique opérationnel. L'arrêt Google Spain (CJUE, C-131/12, 13 mai 2014) posait déjà les jalons d'une application territoriale extensive du droit européen, reconnaissant un "droit à l'oubli numérique" opposable aux moteurs de recherche opérant depuis l'étranger. Cette approche s'est depuis confirmée et étendue.

Le Conseil d'État français, dans sa décision Société Google LLC (CE, 21 décembre 2021, n° 454125), a conforté cette orientation en confirmant la possibilité pour la CNIL d'imposer un déréférencement mondial. Le juge administratif français y affirme que "le caractère ubiquitaire des contenus mis en ligne sur internet et l'interdépendance des informations qui y sont accessibles sont susceptibles de justifier l'adoption de mesures à portée extraterritoriale" (considérant 5).

Plus fondamentalement, c'est la notion même de souveraineté qui se trouve redéfinie. Comme l'observe Jean-Bernard Auby, "la souveraineté est désormais moins une possession qu'une capacité, celle de participer effectivement à l'élaboration des normes qui gouvernent la globalisation" (Auby, J-B., La globalisation, le droit et l'État, LGDJ, 2e éd., 2010, p. 127).

Cette évolution implique de repenser les mécanismes de production normative à l'échelle internationale. Le modèle classique du traité international, fondé sur le consentement des États, montre ses limites face à des phénomènes transnationaux qui échappent largement au contrôle étatique. Des formes plus souples de coopération internationale, comme les forums multi-acteurs associant États, entreprises et société civile, pourraient constituer une alternative.

L'Union européenne, par sa nature hybride et sa capacité à articuler différents niveaux de gouvernance, pourrait jouer un rôle précurseur dans cette refondation du droit international. La notion de "marche vers l'indépendance", évoquée par Christine Lagarde et citée dans le texte analysé, traduit cette ambition européenne de définir une voie autonome face aux empires américain, chinois et russe.

Face à l'émergence de ces nouvelles oligarchies transnationales, le droit se trouve confronté à un défi majeur : celui de maintenir sa capacité à encadrer le pouvoir, quelle que soit sa forme. Comme le notait déjà Montesquieu, "pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir" (De l'esprit des lois, 1748, XI, 4).

Cette réflexion fondatrice de la pensée juridique moderne conserve toute sa pertinence face aux mutations contemporaines du pouvoir. L'enjeu consiste désormais à adapter les mécanismes juridiques traditionnels à une réalité où le pouvoir n'est plus seulement politique, mais également économique, financier et médiatique, et où il s'exerce à une échelle qui transcende les frontières nationales.

La marche de l'Europe "vers l'indépendance" passera nécessairement par une refondation juridique permettant d'affirmer son autonomie stratégique tout en préservant ses valeurs fondamentales. C'est à cette condition que le droit pourra continuer à jouer son rôle essentiel : celui d'un instrument d'émancipation face à toutes les formes de domination.

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