top of page

Intelligence artificielle et droits d'auteur : un cadre juridique dépassé face aux défis technologiques

Par Didier Supplisson, Actualités juridiques des politiques publiques, Avril 2025


Le débat sur l'intelligence artificielle (IA) et son impact sur la création artistique a pris une nouvelle dimension avec la récente controverse autour des images générées par ChatGPT imitant le style distinctif du Studio Ghibli et de son fondateur Hayao Miyazaki. Cette affaire, qui a vu des personnalités politiques comme Emmanuel Macron ou Gabriel Attal utiliser innocemment ces filtres de style, révèle les lacunes profondes du cadre juridique actuel face à ces nouvelles technologies. Loin d'être anecdotique, ce cas illustre parfaitement la tension croissante entre innovation technologique et protection des droits d'auteur, mettant en lumière un arsenal juridique qui peine à s'adapter à la vitesse fulgurante des avancées en matière d'IA générative.

Les exemples se multiplient : Muriel Robin victime d'une usurpation de son image pour promouvoir un produit minceur, Taylor Swift transformée en actrice pornographique, Tom Hanks faisant la promotion d'une mutuelle dentaire sans son consentement. Ces détournements d'identité facilités par l'IA posent des questions juridiques fondamentales auxquelles notre droit, construit pour une ère pré-numérique, peine à répondre efficacement.

L'évolution d'un cadre juridique dépassé par l'innovation technologique

Le droit d'auteur français, l'un des plus protecteurs au monde, repose sur des fondements établis il y a plus de deux siècles. La loi du 11 mars 1957, codifiée au sein du Code de la propriété intellectuelle (CPI), définit l'œuvre originale comme une "création intellectuelle" portant "l'empreinte de la personnalité de son auteur" (art. L.111-1 et suivants du CPI). Ce cadre juridique, construit autour de la figure centrale de l'auteur humain, se trouve aujourd'hui confronté à des créations où l'IA joue un rôle prépondérant.

La jurisprudence française a traditionnellement maintenu une approche centrée sur l'humain. L'arrêt Pachot (Cass. ass. plén., 7 mars 1986, n° 83-10.477) avait déjà établi que l'originalité d'une œuvre résidait dans "l'empreinte de la personnalité" de son auteur. Plus récemment, la Cour de cassation a rappelé que "seule une création intellectuelle propre à son auteur" bénéficie de la protection du droit d'auteur (Cass. 1re civ., 17 octobre 2012, n° 11-21.641).

Au niveau européen, la directive 2019/790 sur le droit d'auteur dans le marché unique numérique a tenté d'apporter des réponses aux défis du numérique, notamment par son article 4 encadrant la fouille de textes et de données (text and data mining). Cependant, comme le souligne la professeure Valérie-Laure Benabou, "cette disposition n'a pas été pensée pour l'apprentissage des IA génératives et se trouve largement inadaptée face à ces nouveaux usages" (Propriétés intellectuelles, janvier 2024, n° 90, p. 25).

La question de l'entraînement des IA sur des œuvres protégées cristallise particulièrement les tensions. Comme l'explique Christophe Geiger, "les modèles d'IA générative comme ChatGPT ou DALL-E sont entraînés sur des millions d'œuvres sans autorisation préalable des ayants droit, soulevant d'importantes questions de conformité avec les principes fondamentaux du droit d'auteur" (Revue Internationale du Droit d'Auteur, 2023, n° 275, p. 3).

Le cadre juridique américain, centré sur la doctrine du "fair use", offre potentiellement plus de flexibilité. Le récent jugement dans l'affaire Andy Warhol Foundation v. Goldsmith (598 U.S. 511, 2023) a toutefois restreint l'interprétation du "fair use", ce qui pourrait avoir des répercussions sur l'utilisation d'œuvres protégées pour entraîner des IA.

Des zones d'ombre et des vides juridiques persistants

L'analyse juridique de l'IA générative révèle plusieurs zones d'ombre et contradictions qui minent l'efficacité du cadre actuel.

Premièrement, la question de l'appropriation d'un style artistique, au cœur de la controverse Miyazaki, reste juridiquement ambiguë. Comme le rappelle l'arrêt de la Cour de cassation du 13 novembre 2008 (n° 06-19.021), "un genre, un style ou une méthode ne peuvent, en tant que tels, bénéficier de la protection par le droit d'auteur". Pourtant, la génération par IA d'images imitant parfaitement le style du Studio Ghibli soulève la question de la frontière entre l'inspiration légale et la contrefaçon.

Le statut juridique des œuvres générées par IA constitue un second point d'incertitude majeure. L'article L.111-1 du CPI attribue le droit d'auteur à "l'auteur d'une œuvre de l'esprit", présupposant un créateur humain. Comme l'analyse Pierre Sirinelli, "notre droit, fondamentalement anthropocentrique, n'est pas conçu pour appréhender des créations où l'humain n'intervient que de façon secondaire" (Dalloz IP/IT, 2023, p. 172).

À cette question s'ajoute celle des droits voisins, notamment le droit à l'image des personnes et le droit moral des artistes. L'article 9 du Code civil protège le droit à l'image, mais son application aux deepfakes reste complexe. L'absence d'un cadre spécifique pour les reproductions synthétiques de voix ou d'images par IA fragilise la protection des individus. Comme le souligne Emmanuel Derieux, "les recours traditionnels fondés sur l'atteinte à la vie privée ou le droit à l'image montrent leurs limites face à ces nouvelles formes d'usurpation d'identité" (Légipresse, n° 401, mars 2023).

Enfin, la dimension internationale des services d'IA complexifie considérablement l'application du droit. Le Règlement européen sur l'IA (AI Act) adopté le 13 mars 2024 (Règlement 2024/1689) tente d'apporter un cadre cohérent au niveau européen, mais son article 52 relatif à la transparence des contenus générés ne règle pas la question fondamentale des droits d'auteur. Comme l'observe Mélanie Clément-Fontaine, "nous assistons à une superposition de normes contradictoires qui fragilise la sécurité juridique tant pour les créateurs que pour les utilisateurs d'IA" (Revue de droit de la propriété intellectuelle, avril 2024).

Des conséquences pratiques majeures pour l'ensemble des acteurs

Les implications pratiques de cette insuffisance juridique sont considérables pour l'ensemble des parties prenantes.

Pour les créateurs et artistes, l'impact économique est déjà tangible. Selon une étude de la SACEM publiée en janvier 2025, l'utilisation non autorisée d'œuvres pour l'entraînement d'IA générative pourrait représenter un manque à gagner de 210 millions d'euros annuels pour les auteurs et compositeurs français. L'initiative de 1 000 musiciens britanniques publiant un album silencieux intitulé Is This What We Want? illustre le désarroi de la communauté artistique face à cette situation.

La grève historique des scénaristes et acteurs d'Hollywood en 2023, qui a placé l'IA au cœur des revendications, a abouti à l'accord SAG-AFTRA/AMPTP du 9 novembre 2023 établissant un cadre contractuel inédit. Cet accord exige notamment "un consentement explicite et une compensation équitable pour l'utilisation de l'image ou de la voix d'un acteur par l'IA". Toutefois, comme le précise l'avocat spécialisé Jonathan Handel, "cet accord contractuel ne crée pas de droits opposables aux tiers et n'empêche pas les utilisations frauduleuses par des entités non signataires" (The Hollywood Reporter, décembre 2024).

Pour les entreprises technologiques développant des IA, l'insécurité juridique constitue un frein potentiel à l'innovation. La multiplication des procédures judiciaires, à l'image du recours collectif porté par l'Authors Guild contre OpenAI en octobre 2023 (Authors Guild v. OpenAI, Inc., No. 1:23-cv-08946, S.D.N.Y.), crée un environnement incertain. La décision de ce tribunal est attendue courant 2025 et pourrait établir une jurisprudence déterminante.

Les utilisateurs d'IA se trouvent également dans une situation d'incertitude juridique. L'article 67 de la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création établit une présomption de titularité des droits en faveur de celui dont le nom est apposé sur l'œuvre, mais son application aux œuvres générées par IA reste incertaine. Comme le note Alexandra Bensamoun, "l'utilisateur d'IA qui génère un contenu se trouve dans un flou juridique quant à ses droits et responsabilités sur le résultat obtenu" (Communications Commerce électronique, n° 6, juin 2023, comm. 43).

Enfin, les administrations publiques chargées de l'élaboration et de l'application des politiques culturelles font face à des défis sans précédent. Le rapport de la mission "Intelligence artificielle et culture" remis à la ministre de la Culture en mars 2024 souligne "l'urgence d'une adaptation du cadre juridique pour préserver l'économie de la création face aux défis de l'IA".

Perspectives d'évolution du cadre juridique

Face à ces défis, plusieurs évolutions législatives et jurisprudentielles se dessinent à l'horizon.

Au niveau européen, la Commission a annoncé en février 2025 l'ouverture d'une consultation publique en vue d'une révision ciblée de la directive 2019/790, spécifiquement pour adapter le cadre juridique aux défis posés par l'IA générative. L'enjeu principal sera d'établir un équilibre entre l'innovation technologique et la protection des droits des créateurs.

En France, la proposition de loi n° 4217 "visant à encadrer l'utilisation de l'intelligence artificielle dans le domaine de la création artistique", déposée le 12 mars 2025 à l'Assemblée nationale, prévoit notamment l'instauration d'une obligation d'information sur l'utilisation d'œuvres protégées pour l'entraînement des IA et la création d'un droit à rémunération pour les auteurs dont les œuvres sont utilisées à cette fin.

Sur le plan jurisprudentiel, plusieurs décisions attendues en 2025 pourraient clarifier le paysage juridique. L'affaire "Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs c. OpenAI" (TJ Paris, n° RG 24/05782), dont l'audience est prévue en septembre 2025, pourrait établir un précédent sur la qualification juridique de l'entraînement des IA au regard du droit d'auteur français.

Des solutions techniques émergent également pour répondre à ces défis. Le développement de standards d'identification des contenus générés par IA, comme le propose le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique dans son avis du 15 janvier 2025, permettrait une meilleure traçabilité et transparence. Parallèlement, des initiatives comme "Content Credentials" de la fondation C2PA (Coalition for Content Provenance and Authenticity) visent à établir des normes techniques pour authentifier l'origine des contenus numériques.

Le développement de mécanismes de gestion collective des droits pour l'utilisation d'œuvres par l'IA constitue une autre piste prometteuse. Comme le suggère Michel Vivant, "face à la multiplication des usages et à l'impossibilité pratique d'obtenir des autorisations individuelles, la gestion collective apparaît comme une solution pragmatique, à condition qu'elle soit accompagnée de garanties suffisantes pour les auteurs" (Propriétés intellectuelles, avril 2024, n° 91).

Plus fondamentalement, certains juristes plaident pour une refonte conceptuelle du droit d'auteur. Selon Séverine Dusollier, "il devient nécessaire de repenser les fondements mêmes du droit d'auteur pour l'adapter à un environnement où la création résulte d'interactions complexes entre humains et algorithmes" (Droit et société, 2024/1, n° 116, p. 15-32).

L'affaire Miyazaki et les nombreux cas d'usurpation d'identité facilités par l'IA révèlent les limites d'un cadre juridique conçu pour une ère pré-numérique. Comme l'a justement souligné Christophe Caron, "le droit d'auteur se trouve à un moment charnière de son histoire, confronté au défi de protéger la création humaine sans entraver l'innovation technologique" (Communication Commerce électronique, n° 2, février 2025, repère 2).

La rapidité avec laquelle l'IA transforme le paysage créatif contraste drastiquement avec la lenteur inhérente à l'évolution des cadres juridiques. Ce décalage temporel crée un espace où les violations de droits se multiplient sans recours efficace pour les victimes. L'enjeu n'est pas seulement juridique mais également économique et culturel : il s'agit de préserver un écosystème créatif où l'innovation technologique peut s'épanouir sans sacrifier les droits fondamentaux des créateurs.

La réponse à ce défi exigera une approche multidimensionnelle combinant évolutions législatives, solutions techniques et coopération internationale. Plus qu'une simple adaptation technique, c'est une réflexion profonde sur la nature même de la création à l'ère de l'IA qui s'impose désormais aux juristes, aux législateurs et à l'ensemble de la société.

Commentaires

Noté 0 étoile sur 5.
Pas encore de note

Ajouter une note
bottom of page