Analyse juridique du phénomène de la violence prostitutionnelle en france : bilan et perspectives neuf ans après la loi du 13 avril 2016
- didiersupplisson
- 25 avr.
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Didier Supplisson, Actualité juridique des politiques publiques, Avril 2025
L'Observatoire national des violences faites aux femmes a récemment publié un rapport mettant en lumière la persistance de la "violence prostitutionnelle" en France, et ce malgré l'adoption de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel. Ce rapport, relayé par Le Monde en avril 2025, souligne que la violence prostitutionnelle demeure "largement invisibilisée" dans notre pays.
La présente analyse juridique se propose d'examiner les fondements de la législation actuelle, son application effective, les problématiques persistantes et les pistes d'évolution envisageables pour renforcer la protection des personnes vulnérables et la répression des auteurs d'infractions liées au système prostitutionnel.
1. CADRE JURIDIQUE DE LA LUTTE CONTRE LE SYSTÈME PROSTITUTIONNEL
A. La loi du 13 avril 2016 : un changement de paradigme juridique
La loi n° 2016-444 du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées constitue un tournant majeur dans l'approche juridique française de la prostitution. Son adoption, fruit de deux années et demie de débats parlementaires, a marqué le passage d'une politique répressive à l'égard des personnes prostituées à une politique centrée sur Ier protection et sur la pénalisation des clients.
Quatre piliers structurent cette loi:
1. La dépénalisation des personnes prostituées : Le délit de racolage public, prévu par l'ancien article 225-10-1 du Code pénal, a été abrogé, mettant fin à la double victimisation des personnes prostituées.
2. La pénalisation des clients : L'article 61 1-1 du Code pénal, créé par cette loi, dispose que "le fait de solliciter, d'accepter ou d'obtenir des relations de nature sexuelle d'une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d'une rémunération, d'une promesse de rémunération, de la fourniture d'un avantage en nature ou de la promesse d'un tel avantage est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la 5e classe" (1 500 euros, portée à 3 750 euros en cas de récidive).
3. La création d'un parcours de sortie de la prostitution : L'article L.121-9 du Code de l'action sociale et des familles institue un parcours de sortie de la prostitution et d'insertion sociale et professionnelle, assorti d'une aide financière à l'insertion sociale et professionnelle (AFIS).
4. Le renforcement de la lutte contre le proxénétisme : La Ioi a renforcé les moyens de lutte contre le proxénétisme, notamment en permettant aux associations d'aide aux victimes de se constituer partie civile.
B. Le dispositif institutionnel d'application de la loi
La mise en œuvre de cette loi repose sur différentes instances :
• La Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF}, qui coordonne l'action gouvernementale en matière de lutte contre la traite des êtres humains et les violences faites aux femmes.
• L'Observatoire national des violences faites aux femmes, rattaché à la MIPROF, qui collecte et analyse les données relatives aux violences faites aux femmes, y compris la violence prostitutionnelle.
• Les commissions départementales de lutte contre la prostitution, chargées d'organiser et de coordonner l'action en faveur des victimes de prostitution au niveau local.
Il. PROBLÉMATIQUES JURIDIQUES PERSISTANTES
A. L'application inégale de la pénalisation des clients
Le rapport de l'Observatoire national des violences faites aux femmes met en évidence une application très inégale de la disposition pénalisant les clients.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation :
1. Une disparité territoriale manifeste : En 2024, 58% des verbalisations ont été dressées à Paris, tandis que 36 départements n'en ont enregistré aucune. Cette disparité révèle une inégalité territoriale dans l'application de la loi, posant la question de l'effectivité du principe d'égalité devant la loi.
2. Un nombre limité de verbalisations : Avec seulement 1 146 verbalisations en 2024 (contre 1160 en 2023 et 1 155 en 2022), on constate une stagnation voire une légère baisse des poursuites engagées contre les clients, soulevant des interrogations sur la priorisation de cette infraction par les services de police et de gendarmerie.
3. Des difficultés procédurales : La constatation de l'infraction d'achat d'actes sexuels présente des difficultés probatoires significatives, nécessitant souvent des opérations de flagrance ou des témoignages difficiles à recueillir.
B. La préoccupante augmentation de la prostitution des mineurs
Le rapport souligne une hausse alarmante du nombre de victimes mineures :
1. Une augmentation statistique significative : Depuis 2021, le nombre de mineurs victimes de proxénétisme a augmenté de 14%, et celui des mineurs victimes d'achat d'actes sexuels a connu une hausse de 107%.
2. Une vulnérabilité spécifique : Le Code pénal prévoit des circonstances aggravantes lorsque les faits de proxénétisme ou d'achat d'actes sexuels concernent des mineurs (articles 225-7 et 225-12-2 du Code pénal). Cependant, ces dispositions ne semblent pas suffisamment dissuasives face aux stratégies évolutives des proxénètes.
3. Des estimations inquiétantes : Selon les dernières estimations officielles citées dans le rapport, sur les 40 000 personnes en situation de prostitution en France, 85% seraient des femmes, 53% seraient françaises, et parmi ces dernières, 60% seraient mineures. Cette proportion considérable de mineures parmi les personnes prostituées françaises révèle une faille majeure dans le dispositif de protection de l'enfance.
C. Les carences du dispositif d'accompagnement
Plusieurs éléments révèlent des lacunes dans le dispositif d'accompagnement mis en place par la Ioi de 2016 :
1. Un fonctionnement inégal des commissions départementales : Près d'un quart des commissions départementales ne se sont pas réunies en 2024, créant des "zones blanches" dans le dispositif d'accompagnement territorial.
2. Un accès limité au parcours de sortie: Depuis 2017, seulement 1 783 personnes ont bénéficié du parcours de sortie de la prostitution, ce qui représente une proportion minime au regard des 35 000 à 40 000 personnes estimées en situation de prostitution.
3. Des moyens financiers insuffisants : L'aide financière à l'insertion sociale et professionnelle (AFIS), bien qu'en progression (806 bénéficiaires en 2024 contre 672 en 2023), reste accessible à un nombre restreint de personnes, soulevant la question de l'adéquation des moyens alloués à l'objectif de réinsertion.
III. ENJEUX JURIDIQUES ET SOCIÉTAUX
A. La persistance d'un système d’impunité
Le faible nombre de clients verbalisés, associé à la hausse des condamnations pour proxénétisme, démontre un paradoxe dans l'application de la loi : si la réponse judiciaire progresse concernant les proxénètes, l'impunité relative des clients limite l'effet dissuasif global du dispositif. Ce déséquilibre interroge l'effectivité de l'approche abolitionniste adoptée par la France, qui vise à tarir la demande pour réduire l'offre.
B. La protection insuffisante des mineurs
L'augmentation de la prostitution des mineurs constitue un échec majeur du dispositif juridique actuel. Cette situation soulève des questions fondamentales sur:
1. L'articulation entre la protection de l'enfance et la lutte contre le système prostitutionnel : Les dispositifs existants souffrent d'un manque de coordination entre les acteurs de la protection de l'enfance et ceux de la lutte contre la prostitution.
2. L'adaptation des réponses judiciaires face à l'évolution des formes de prostitution : L'essor des réseaux sociaux et des plateformes numériques comme vecteurs de mise en relation a complexifié la détection et la répression de la prostitution des mineurs.
3. La mise en œuvre effective de l’interdiction absolue de la prostitution des mineurs : Si le principe est clairement établi en droit, sa traduction concrète en termes de prévention, d'identification des victimes et de sanction des clients reste perfectible.
C. Les défis de la coopération internationale
La dimension transnationale du phénomène prostitutionnel, avec des réseaux opérant à l'échelle européenne et mondiale, pose des défis spécifiques :
1. La cohérence des approches juridiques : Les divergences d'approche entre pays européens (modèle réglementariste, abolitionniste ou prohibitionniste) complexifient la coopération policière et judiciaire.
2. La lutte contre la traite des êtres humains : Malgré les conventions internationales et les directives européennes, les mécanismes de coopération internationale demeurent insuffisamment efficaces face à des réseaux criminels structurés et mobiles.
IV. PISTES DE SOLUTIONS JURIDIQUES
A. Renforcer l'effectivité de la pénalisation des clients
1. Développer des formations spécifiques pour les forces de l'ordre : La sensibilisation et la formation des services de police et de gendarmerie aux enjeux de la prostitution et à l'identification des situations d'exploitation sexuelle permettraient d'améliorer la détection et la répression des infractions liées à l'achat d'actes sexuels.
2. Systématiser les opérations de contrôle : L'extension des opérations de contrôle à l'ensemble du territoire national, sur le modèle de celles menées à Paris, contribuerait à réduire les disparités territoriales constatées.
3. Envisager un renforcement des sanctions: Le passage de la contravention au délit pour l'achat d'actes sexuels, à l'instar de la législation suédoise, pourrait accroître l'effet dissuasif de la pénalisation des clients.
B. Améliorer la protection des mineurs victimes
1. Créer un dispositif spécifique de protection des mineurs en danger de prostitution : La mise en place d'un dispositif dédié, articulant protection administrative et protection judiciaire, permettrait une prise en charge plus adaptée des mineurs en situation de prostitution ou à risque.
2. Renforcer la répression des clients de mineurs prostitués : L'alourdissement des peines encourues par les clients de mineurs prostitués, associé à une politique pénale volontariste en la matière, constituerait un signal fort.
3. Développer des programmes de prévention ciblés : L'élaboration de programmes d'éducation à la sexualité et de prévention des risques liés à la prostitution, destinés aux adolescents, permettrait de réduire le nombre de mineurs entrant dans la prostitution.
C. Consolider le dispositif d'accompagnement
1. Garantir le fonctionnement effectif des commissions départementales : L'établissement d'un suivi renforcé des commissions départementales, assorti d'obligations de résultat, assurerait une meilleure couverture territoriale du dispositif d'accompagnement.
2. Augmenter les moyens financiers dédiés au parcours de sortie: Un accroissement significatif des ressources allouées à l'aide financière à l'insertion sociale et professionnelle permettrait d'élargir le nombre de bénéficiaires du parcours de sortie.
3. Faciliter l'accès aux droits des personnes en situation de prostitution : La simplification des démarches administratives et l'assouplissement des conditions d'accès au parcours de sortie favoriseraient une meilleure prise en charge des personnes souhaitant quitter la prostitution.
CONCLUSION
Neuf ans après l'adoption de la Ioi du 13 avril 2016, le bilan dressé par l'Observatoire national des violences faites aux femmes révèle des avancées significatives mais aussi des lacunes persistantes dans la lutte contre le système prostitutionnel en France. Si le changement de paradigme juridique opéré en 2016 a constitué une étape décisive, son application effective se heurte à des obstacles structurels qui limitent sa portée.
Face à ces constats, une réforme du dispositif juridique actuel apparaît nécessaire, notamment pour renforcer l'effectivité de la pénalisation des clients, améliorer la protection des mineurs victimes et consolider le dispositif d'accompagnement des personnes en situation de prostitution. Ces évolutions législatives et réglementaires devront s'accompagner d'une allocation de moyens humains et financiers à la hauteur des enjeux, condition sine qua non de l'efficacité de la politique publique de lutte contre le système prostitutionnel.
Au-delà des aspects strictement juridiques, cette problématique appelle une réflexion plus large sur les représentations sociales de la sexualité, les inégalités économiques et les rapports de domination qui sous-tendent le phénomène prostitutionnel. C'est donc à une approche globale, conjuguant réponse pénale, accompagnement social et prévention, que nous invite le rapport de l'Observatoire national des violences faites aux femmes.
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